et un peu de lecture aussi...
Ma dernière image de Cracovie
sera donc celle-là. Rêve socialiste d’ordre et de béton alphabétisé. Nowa Huta.
J’aimais bien me traduire ce nom, Nowa
Huta, par « nouvelle maison », cela me semblait rassurant,
logique et poétique ; mais huta,
c’est l’aciérie, celle voulue par l’Union Soviétique des années 60.
Je ne voulais pas y venir. Peur
de ne rien y trouver qu’une grise banlieue inhospitalière. Peur d’y perdre un
temps dont je ne savais que faire. Peur du vide. Les façades colorées et les
vieux pavés autour du Rynek dans le centre sont tellement plus faciles.
Par ennui peut-être, je montai
donc à bord du tram numéro 4. Pendant trente minutes, je laissai les vitres du
tram dérouler le film suranné d’une sortie de ville. J’entendais, lointains,
l’acier des aiguillages, le caoutchouc et les pistons des portes-accordéons et
quelques éclats de voix de-ci de-là en syllabes imprononçables. J’écoutais
Biolay, je crois. Prenons le large.
Du centre vers la
banlieue. De l’éternelle carte postale vers le vieux bouquin
jamais réédité. Du cœur vers l’ailleurs. Tous les deux ou trois arrêts, je me
levais pour aller vérifier la carte placardée des lignes de tram et tenter en
vain de mémoriser l’ordre et le nom des stations à venir. Revenu à mon siège,
cherchant à justifier le voyage, égaré en syllogismes, j’en oubliais de lire le
nom de l’arrêt. Je ne me sentais nulle part et avec une destination si floue
qu’elle serait sans nul doute impossible à rejoindre. Ca n’était pas plus mal
après tout. Je me trouvais bien. Vaguement étrange étranger aussi.
A l’approche de ce qui pouvait
ressembler à mes pauvres fantaisies, je me décidai tout de même à quitter mon
tram, incertain. Là, sur le quai, sortant une cigarette, je demandai mon
chemin. L’homme d’abord me tendit du feu, avant de comprendre ma drôle de
question. C’est ici. – je me souviens
du centre ville d’une petite ville américaine où ma voiture était tombée en
panne, j’avais demandé à un habitant incrédule où pouvait bien se trouver le
Downtown.
Devant cette banalité tant imaginée
qui m’entourait, je n’osai sortir l’appareil photo de mon sac, me disant que je
passerais pour un pervers et au mieux pour un fou.
Je pestai un temps de n’avoir
même pas pris la peine de lire la page de mon guide sur cet endroit, et savoir
envoyer mes pas dans une direction moins aléatoire. Barres de béton grises,
bagnoles, gravillons. Conformes à mes angoisses. Alors j’avançai vaguement
guidé par l’intuition et sinon le hasard. Devant une porte de garage ouverte
affichant une playmate de magazine, je sortis l’appareil à la dérobée et pris la photo. Dans le garage,
un type réparait sa moto sous les crachouillis d’une radio. Il y avait
là-dedans quelque chose de rassurant ; j’aurais pu faire la même photo à
Toulouse, Londres ou Miami. J’avançai encore jusqu’à me trouver nez à nez avec
un plan gigantesque de la ville dans la ville. Lisant les
plaques alentours, j’identifiai rapidement que le bloc où je me trouvais se
nommait B-33, mais demeurai bien incapable de préciser davantage ma position.
Un enfant sur un tricycle approchait, suivi d’un jeune couple. Lorsqu’ils
furent à ma hauteur, je les appelai à l’aide pour qu’ils posent mon doigt sur
un you are here oublié du cartographe
symétrico-maniaque.
A ce moment-là, commencèrent à
s’échapper de moi le vide et l’inutile, l’errance et la perte : l’anglais
irréprochable du monsieur et le sourire de l’épouse, la conscience des points
cardinaux, le soleil soudain plus vaporeux entre les bâtiments. Je ne
m’attendais à rien de bien précis en venant ici, mais stupidement je n’avais
surtout pas imaginé que l’on puisse y sourire et y vivre. Naïveté de voyageur
du dimanche, sans doute.
Je renonçais peu à peu à tous les
clichés escomptés de verticales grises, droites et austères, de lignes de fuite
parallèles à ne jamais se rejoindre et de volumes immenses et surtout
inhabités. Immiscé dans un quotidien n’attendant ni rien ni personne, partant
de la Plaç Centralny
débarrassée de Lénine en 89, sous les rayons obliques d’un soleil tranquille
d’une fin d’après-midi printanière, loin du monument passéiste imaginé, je pris
un plaisir rare à regarder les gens vivre, comme moi dans un ailleurs, dans une
banalité toute splendide. Grand-mère donnant la becquée à sa petite fille,
étudiante de retour de l’université, gamins en rollers, grand-père en costume,
serveuse à la robe bleu électrique dérobée in extremis à l’objectif. Nowa Huta
n’est plus qu’un nom parmi d’autres, un joli nom, le nom d’un quartier de la
ville, ni plus ni moins nostalgique ou soucieux qu’un autre. Un nom comme un
autre, qui ne se traduit pas.
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